Il n’y a pas de petites économies. Ainsi, pour diminuer l’emport de carburant et passer la ligne avec le maximum de charge transportée, la direction des apprentis sorciers entre en scène.
Parmi les idées d’évolution de nos pratiques qui fleurissent çà et là dans les bureaux, est apparu récemment un projet visant à modifier les règles du RCF (« Reduced Contingency Fuel » nouveau nom de l’ancien « ETF »). Pour certains de nos collègues du moyen-courrier non familiers du terme, le RCF est une procédure qui ajoute une escale technique facultative (aérodrome RCF), sur le trajet, permettant d’économiser la réserve de route entre le départ et le point de décision (point où l’on va décider, au regard du carburant restant, de poursuivre à destination ou de dérouter pour refaire du carburant à l’aérodrome RCF). L’objectif est d’améliorer la charge offerte du vol.
Le RCF aujourd’hui
Aujourd’hui, à Air France, cette procédure se pratique essentiellement sur les vols à destination de Paris et se décline en deux options : RCF avec dégagement ou sans dégagement à l’aérodrome de destination. Une fois le scénario choisi par l’équipage à la PPV (ou au plus tard avant le décollage), il n’est réglementairement pas possible d’en changer en vol : notre Manex A ne prévoit pas de pouvoir passer d’un vol RCF avec dégagement à un vol RCF sans dégagement (scénario Q2 vers Q3 pour les plus initiés). Cela a d’ailleurs été très clairement rappelé en stage de standardisation instructeur cette année : si au point de décision le carburant « RCF » réglementaire pour se rendre à destination n’est pas dans les réservoirs, le déroutement vers l’aérodrome RCF est obligatoire.
Cette modification de scénario en vol n’est pas interdite par la réglementation AIROPS, mais est très cadrée par celle-ci : Le chapitre AMC2 CAT.OP.MPA.182 Fuel/energy scheme — aerodrome selection policy — aeroplanes (amendé par l’EASA en 2022) indique qu’il est possible d’effectuer un vol sans dégagement si « la durée du vol planifié, du décollage à l’atterrissage, ne dépasse pas 6 heures ou, en cas de reclairance en vol, conformément au point CAT.OP.MPA.181 (d), le temps de vol restant jusqu’à la destination ne dépasse pas 4 heures. Il précise que ce sont bien évidemment les minima PPV qui s’appliquent alors.
On pourrait donc légitimement se demander : pourquoi ne pas étudier cette opportunité puisque c’est autorisé par l’AIROPS et que d’autres compagnies le font ?
Sauf que cela se pratique déjà régulièrement à Air France avec l’assentiment du Dispatch, et donc de la DGOA. Ce que nous dénonçons, c’est qu’à ce jour, cela se fait de manière non réglementaire (puisque non autorisée par le Manex A) et sans doute plus grave encore, en ne respectant même pas le cadre de l’AIROPS !
Plusieurs équipages, partis en scénario RCF avec dégagement se sont aperçus en cours de vol qu’ils n’auraient pas le carburant nécessaire au point de décision. Informé, le Dispatch a proposé à certains d’entre eux un changement de scénario RCF avec l’établissement d’un nouveau plan de vol de type OFP in-flight sans dégagement à destination. Après étude du carburant restant à l’arrivée et évaluation du caractère raisonnable de la chose, certains équipages se sont néanmoins inquiétés du caractère réglementaire de la proposition. Réponse du Dispatch : “Ne vous inquiétez pas, c’est réglementaire et on le fait régulièrement…”.
L’improvisation du dispatch
L’outil OPTIMA utilisé par les dispatchers n’est pas en mesure de calculer un OFP RCF en vol de manière réglementaire. Par conséquent, le Dispatch propose un OFP sans dégagement à destination avec trajectoire directe depuis un point “en l’air” situé à moins de 6 heures de l’arrivée (la réglementation n’autorisant pas une telle option sans dégagement pour les vols de plus de 6 heures) et avec une réserve de route nulle ! Rappelons que réglementairement, une fois en l’air, la transformation d’un vol avec dégagement à un vol sans dégagement nécessite l’établissement d’un nouveau plan de vol auprès de l’ATC, un nouveau calcul du carburant (avec réserve de route adaptée) et une nouvelle évaluation des performances atterrissage et de l’accessibilité météo.
Concernant les minima météo utilisés pour générer réglementairement ce nouvel OFP in-flight, il semblerait que ce ne soient pas ceux de la PPV, mais simplement les minima opérationnels (c’est-à-dire uniquement la visibilité/RVR à destination…) qui sont vérifiés.
Pourtant la réglementation est très claire : ce sont les minima PPV, tant pour la météo que pour les perfos avion, qui doivent s’appliquer. Et c’est bien normal : imaginons le cas où les conditions météos prévues par le dernier TAF ne sont plus assez bonnes pour s’affranchir de l’aérodrome de dégagement selon les critères d’accessibilité (PPV) : nous pourrions alors vivre le cas absurde où un vol LC parti en scénario RCF avec dégagement serait autorisé à poursuivre jusqu’à destination sans dégagement par absence du carburant réglementaire au point de décision, car la visibilité opérationnelle (celle des fiches LIDO) à destination est suffisante, quand un vol MC encore au sol et partant d’un aéroport situé à moins de 4 heures de Paris serait, lui, non autorisé à décoller avec un plan de vol sans dégagement !
Le dispatch n’assume pas !
Lorsqu’un équipage s’est enquis par ASR du caractère réglementaire de l’émission d’un tel OFP in flight, le Dispatch lui a répondu, entre autres choses, que “Nous restons bien dans le cadre du MANEX A 08/03/07/01 Procédure de gestion du carburant en vol, même si manque de précision sur le cas du vol en statut RCF.”
Interrogé plus tard sur le sujet, un OSV a reconnu que la réponse à l’ASR était inappropriée. Qui répond réellement aux PR ? Quelle confiance doit-on désormais accorder à une réponse apportée à un PR ?
En tout état de cause, le Dispatch n’aurait jamais dû proposer des OFP in-flight avec trajectoire directe aux équipages partis en RCF avec dégagement. Le service Sécurité des Vols de la compagnie, alerté par l’OSV, aurait dû se saisir du PR ASR et faire corriger les pratiques du Dispatch (pour l’établissement d’un nouveau plan de vol) qui violent le Manex A et la réglementation AIROPS.
Hors la loi
L’irrégularité des OFP, émis en vol pour reclairance, permettant d’éviter un dégagement au point de décision, se matérialise par l’absence de :
● Dépôt de nouveau plan de vol sans dégagement auprès de l’ATC ;
● Calcul de réserve de route pour le nouvel OFP ;
● Vérification des conditions météo à destination conformément aux minima PPV ad hoc ;
● Prise en compte du délai maximum de 4 heures avant destination pour envisager une reclairance en vol ;
● Vérification par les pilotes des performances atterrissage PPV (et non “in flight”).
Cette situation connue de l’entreprise (rappels en réunion de standardisation instructeurs, ASR…) ne peut plus perdurer. Il y a urgence à arrêter cette pratique dans l’attente d’une éventuelle modification des règles Air France et surtout de la mise en œuvre d’outils Dispatch permettant de générer des plans de vol et des OFP conformes à la réglementation. Dans l’intervalle de temps, il faut donc urgemment que :
● Le Manex A précise sans ambiguïté que le changement en vol de scénario RCF est interdit et qu’en conséquence le déroutement vers l’aérodrome d’avitaillement facultatif est obligatoire si nous n’avons pas à bord le carburant réglementaire au point de décision ;
● Tous les dispatchers soient informés et formés sur l’interdiction de proposer un changement de condition RCF aux équipages déjà en vol confrontés à une telle situation.
Vers une évolution ?
Le GMP (Groupe Métier Pilote) vient opportunément d’être saisi d’un projet de modification des règles internes du RCF, projet qui, s’il aboutissait, permettrait de masquer au plus vite une grave carence de conformité réglementaire… et histoire de continuer à faire passer la ligne coûte que coûte, mais cette fois-ci en toute légalité ?
Cette opportunité autorisée par l’AIROPS ne peut se faire que dans un cadre de maintien des marges de sécurité. Les délais de cette étude ne doivent, quoiqu’il arrive, pas exonérer la direction de se mettre en conformité avec la réglementation en vigueur aujourd’hui !
Sur ce sujet comme sur d’autres, il est désolant de voir notre compagnie s’affranchir “plus ou moins consciemment” de la réglementation garante de notre SV, et ce malgré les nombreuses alertes émises.
Le raisonnable était déjà devenu une vue de l’esprit pour notre direction des opérations aériennes. Désormais, même le réglementaire est contourné. Que reste-t-il finalement de la Sécurité des Vols hormis le professionnalisme des équipages, qui, plus que jamais, doivent savoir renoncer.